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Flamants Flottants et Grues Sonores


En français, driftwood se dit « bois flotté », mais traduit littéralement c’est « le bois de la dérive », d’où j’ai tiré le titre du projet « La Dérive Sonore ». Sonic Drift en anglais. Mais vu la difficulté proverbiale de traduire un titre, je préfère le français.

Je demande, vous êtes surs qu’il y en aura assez, il m’en faut vraiment beaucoup, y compris des troncs entiers ?

Au téléphone j’imagine Françoise faisant un clin d’œil à ses collègues Cécile et Willy. Viens voir toi-même, je crois que tu vas trouver ce que tu cherches, et un site qui te convient en plus.

Puis je commence à analyser la situation. Je regarde une carte de France ; Port-Saint-Louis, au fin fond de la Camargue, à l’embouchure du Rhône – qui n’est pas le fleuve le plus long de France mais le plus profond et celui qui déplace le plus fort volume d’eau - à 6 km de l’endroit où il se jette dans la Méditerranée. Je remonte le fleuve jusqu’à sa source, à travers le Lac de Genève et au cœur des montagnes suisses. Puis je remonte ses principaux affluents, la Saône qui coule près de l’endroit où j’habite en Bourgogne, et d’autres, dont un très grand nombre donnent leurs noms aux départements français : l’Ardèche, l’Isère, le Doubs, l’Ain… Puis les rivières et ruisseaux plus petits, un vaste réseau qui couvre la majeure partie de l’est de la France. Presque un quart du pays entier d’après mes estimations. Ce n’est pas surprenant, dans ces conditions, que des mégatonnes de bois de dérive soient échouées sur les rives dans cette région, pour en faire la capitale du bois flotté.



Alors c’est peut-être banal de proposer un projet avec du bois de dérive ? Je ne m’arrête pas à ça et je commence à me laisser dériver. Qu’est-ce que la dérive ? C’est suivre le flot, sans idée précise de là où on va, se laisser prendre par le courant. Il n’y a pas que le bois qui dérive. Presque tout dérive à un moment donné, des continents aux gens. « Il part à la dérive», dit-on sévèrement de quelqu’un qui n’exploite pas ses capacités. Et si on oubliait le jugement, et qu’on considère l’expérience ? Je flotte sur le dos, j’approche doucement l’embouchure du fleuve. L’eau est un peu fraîche à mon goût mais ce n’est pas désagréable. Je suis loin de la rive maintenant, le courant me fait pivoter et voilà mes pieds qui passent devant au lieu de ma tête. Mon épaule droite rencontre une eau plus chaude et quelque chose me chatouille le bas du dos. Une tige de roseau ? Des bulles d’air ? Au loin j’entends un moteur, je ne sais pas si c’est un bateau ou un des canadairs qui prennent de l’eau pour arroser les incendies. Tout près de la rive à présent, le courant me fait passer miraculeusement le virage qui a déjà piégé nombre de dériveurs avant moi (du genre bois, ou plastique pour certains, mais pas humain). Maintenant je passe une petite île avec quelques cabanes construites sur pilotis de chaque côté d’une jetée, un aperçu d’une autre vie…. Ce n’est pas mal de dériver après tout, c’est peut-être même la meilleure manière de commencer à sentir ce qu’est cet endroit, ou n’importe quel endroit en fait.

Je demande à Eric le danseur et à François le percussionniste s’ils ont envie de dériver avec moi. Je suis tout excité en pensant aux manières différentes dont ils vont réagir et venir enrichir le projet – qui, je devrais peut-être le préciser, est de faire une installation de sculptures sonores avec des bois flottés dans le Bois François sur les rives du Rhône. Puis de faire une performance dans l’installation et autour d’elle. Ils disent oui tout de suite et je commence à proposer des dates. Mais la réalité nous rattrape bientôt sous la forme de coupes budgétaires pour les arts et je me retrouve en solo. Enfin, pas tout à fait. Cécile m’appelle. Est-ce que ça me dirait de travailler avec des groupes scolaires pendant ma résidence ? D’accord, tant qu’on travaille sur le site et que ça me laisse assez de temps pour mon propre travail dans les trois semaines dont je dispose. On se met d’accord sur le principe de deux classes et quatre séances par classe, la moitié sur le site et l’autre à l’école. Cette partie du travail devient un duo avec Cécile. Elle ne dérive pas autant que moi. Elle planifie, s’inquiète et imagine, et semble en même temps pénétrer tranquillement dans mon univers. On fait une bonne équipe elle et moi, elle est plus douée que moi pour se rappeler les prénoms des élèves, et moi je suis doué pour attacher des bouts de ficelle à du bois. A un moment je lui dis en passant que j’ai l’impression d’avoir un an de retard dans mon travail mais que j’arrive quand même à produire quelque chose. Elle rit et dit qu’elle ne garderait pas son emploi longtemps si elle avait un an de retard…

Cécile et les deux autres personnes que j’ai mentionnées (Françoise et Willy), font partie du Citron Jaune, une structure artistique basée en Camargue qui développe et présente des projets qui se jouent dans la rue ou en décor naturel. Leur manifestation phare depuis 1999 est le festival Envie Rhônements qui invite des artistes d’ici et d’ailleurs à créer des œuvres en lien direct avec le lieu dans le décor unique du delta du Rhône. Je suis heureux d’y être invité parce que leur politique est parfaitement en accord avec mon esthétique, et elle l’est doublement cette année parce que le thème est Ecouter le paysage. Je réfléchis à mes projets passés et je réalise que j’en ai déjà mené sept sur les rives des affluents, ou même carrément dedans, et ça me fait plaisir d’avoir maintenant la chance de faire quelque chose au bord de la rivière mère, juste à son embouchure.



En mars je choisis mon site, une petite clairière dans le bois à vingt mètres du fleuve. Il y a une grande quantité de bois flotté sur place mais je choisis de le laisser là pour qu’il enrichisse naturellement mon installation, et je vais ramasser le bois plus loin. Je me donne une règle esthétique. Uniquement du bois flotté et de la corde de chanvre ou de la ficelle. Je ne coupe pas le bois, je ne travaille pas sa forme, je me contente de le percer pour attacher des ficelles. Conserver l’intégrité et la beauté naturelle de chaque morceau. Sélectionner les morceaux à la fois en fonction de leur son et de leur apparence. Rejeter tous ceux qui pèchent par l’un ou l’autre côté. Je donne les mêmes règles aux groupes scolaires. Je commence à fabriquer en avril. Je passe une semaine à accrocher des grappes de bois dans les arbres comme carillons et à mûrir une idée pour un pièce au sol plus grande. J’en fais une maquette avec des petites branches.

Puis je suis distrait par une promenade aux lacs et aux marais situés près de la Plage Napoléon. C’est un lundi de Pâques chaud et ensoleillé. Une petite brise berce les roseaux autour des étangs. Les célèbres flamants sont là en nombre, et aussi des avocettes et quantité d’autres échassiers dont je ne connais pas bien les noms. Plus tard, je vois des oiseaux encore plus exotiques pour moi tels le guêpier et le coucou-geai. Je jouis d’un instant parfait. Et si je me glissais dans ce paysage et jouais d’un de mes instruments, en cherchant une manière de jouer qui se fonde avec ce qui est déjà là et, voyons, se laisse dériver avec le courant? Et je pourrais partager cette exploration en me filmant en même temps ? Oui, c’est décidé ! Je reviens donc l’après midi avec mon ersatzinette, un instrument de ma fabrication qui m’accompagne depuis vingt ans. Ce n’est rien de plus qu’un tube en plastique percé de trous avec l’embouchure d’un saxophone. Je la choisis de préférence à mon saxo soprano pour sa simplicité et sa tonalité gutturale qui m’éloigne instantanément des traditions musicales et me met en rapport direct avec la nature. Mais c’est aussi un instrument sensible aux modulations expressives des muscles du souffle et des lèvres que mes nombreuses années de pratique du saxophone m’ont enseignées. Je passe donc l’après midi à jouer et à me filmer dans sept ou huit endroits différents autour de ces marais. D’abord je me limite à jouer une seule note, comme le simple appel d’un animal, une fois encore avec l’idée de me fondre dans la nature plutôt que de m’imposer à elle. Mais aussi parce que j’ai dans l’idée de monter le film avec plusieurs couches de son et d’images à la fois, ce qui permet à des mélodies et des harmonies spontanées d’émerger entre les différentes prises. Je me cache souvent à moitié de l’objectif derrière des branches, je passe brièvement dans le champ avant de disparaître. Parfois je me permets de jouer des mélodies et des explorations sonores plus complexes, mais à la base il y a toujours une note à la fois par prise. La forme visuelle naît de la contrainte d’avoir une caméra fixe sur un trépied et d’être à la fois acteur et visionneur. C’est une forme qui me convient bien et qui en fait n’est pas très éloignée de l’incontournable selfie. Mais le film sera créé au montage.




Dans une partie de l’étang, un flamant solitaire pêche. Je le cadre dans mon viseur puis je laisse tourner la caméra et approche lentement de l’eau, en jouant une seule note sur mon ersatzinette. Je veux que l’oiseau m’entende et se demande ce qu’est ce son qui l’appelle. Mais bien sûr quand j’arrive trop près il s’envole et je ne sais pas si ce sont ses yeux ou ses oreilles qui l’ont averti de ma présence. Loin derrière lui il y a trois grues, pas du genre aviaire mais industriel. L’autre visage de la Camargue. Les touristes connaissent la région pour ses oiseaux, ses chevaux sauvages, ses taureaux, ses marais salants et ses rizières. Mais les énormes sites industriels de Port-Saint-Louis et de Fos-sur-Mer, deux grands ports qui abritent des usines pétrochimiques, sont bien plus importants et en fait prédominants. Les grues font leur travail à l’arrière plan, chargeant ou déchargeant, je ne suis pas assez près pour voir. Je les repère mais je n’y prête d’abord guère d’attention. Puis me revient à l’esprit ma première rencontre avec un des enseignants avec qui je travaille sur le projet. Je lui fais juste une remarque sur le poids de la porte de la pièce dans laquelle nous nous trouvons et Nicolas m’explique que, dans cette région, chaque école possède une pièce qui ferme hermétiquement et où les élèves et le personnel doivent se replier en cas d’accident industriel. Un rappel à point nommé de ne pas me laisser déborder de romantisme à cette idée de fusion avec la nature.



C’est Cécile qui trouve pour moi l’expression de cette contradiction. Le soir de mon tournage dans les marais, elle m’emmène à une plage beaucoup plus proche des grues et des sites industriels, pas très loin de la ville. On traverse un petit hameau de maisons et de cabanes toutes simples. Il y a quelques personnes qui pêchent depuis la plage et des bateaux de plaisance amarrés tout près. La lumière est très belle et, à mesure que le soleil se couche, à quelques 200m de l’autre côté de la baie, les projecteurs s’allument un à un sur les grues et sur les énormes bateaux et transforment l’atmosphère. Une beauté différente émerge. Parfaitement calme, mais de quelques unes des cheminées s’échappent de gros nuages de produits chimiques inconnus…

Je décide d’y retourner le lendemain soir pour filmer. Pierre, un autre membre du Citron Jaune, m’assiste à la caméra et il parvient à cadrer les prises avec plus de finesse que je ne peux le faire si je joue et me filme en même temps. Par chance, la lumière est pratiquement la même et nous choisissons soigneusement les meilleurs moments et les meilleures positions pour filmer. En jouant je perçois un mouvement derrière moi, je me retourne et vois un pêcheur à la ligne qui s’avance dans la mer. Il lance sa ligne puis revient sur le rivage et attend. Lui connaît bien cet endroit, alors que moi je le découvre à peine.

A la fin de la soirée , je suis sûr d’avoir assez de prises pour faire le film tel que je l’imagine. Et maintenant je sais comment l’appeler : Flamingoes and Cranes, un titre dont, pour une fois, le double sens marche également en français : Des Flamants et des Grues.




Revenons à mon bois flotté et à mon site au bord du fleuve. Je réfléchis à la manière dont je vais intégrer certains des extraordinaires gros morceaux de bois dans ma grande pièce au sol, celle dont j’ai fait la maquette. Il y en a un, presque aussi grand que moi, qui a une belle forme spiralée et provient certainement d’un arbre ornemental particulier. Mais je décide de ne pas l’insérer, c’est mieux de le poser auprès des autres et de laisser le public le découvrir – ou pas. Sa sonorité n’est pas vraiment plus intéressante que celle des morceaux plus droits. Je trouve que les sons les plus riches proviennent souvent de bois de section ovale plutôt que ronde. La note change selon le côté sur lequel on frappe et parfois on obtient des combinaisons surprenantes de deux notes à la fois sur une frappe…

Depuis maintenant de nombreuses années, mon esthétique dans la création artistique est liée à l’idée de résonance. En bref, ça signifie qu’en fait le contexte d’une œuvre d’art est partie intégrante de l’œuvre elle-même et que les œuvres les plus fortes sont celles qui sont conçues en relation avec leur contexte. Si le contenu est juste, le contexte vient l’amplifier ou l’intensifier. La résonance la plus connue est acoustique. La transformation d’un chœur de voix humaines par l’espace intérieur d’une église. La richesse que donne la caisse d’une guitare ou d’un violon à une corde qui vibre. Mais la résonance peut aussi être visuelle, sociale, historique, ou une combinaison de beaucoup de choses. Pour finir, c’est peut-être un mystère et il est possible qu’il défie toute explication rationnelle du fait que certaines œuvres d’art semblent avoir une intensité incroyable à certains endroits et à certains moments. Je cherche toujours la résonance dans la manière dont j’effectue mon travail. Il arrive qu’une œuvre résonne plus pour moi que pour n’importe qui. Problème courant pour un artiste. Je passe tellement de temps avec mon propre travail, avec la perception que j’en ai par rapport à mes projets passés et mon histoire personnelle, qu’il peut m’arriver d’oublier que la résonance est moins présente pour les autres.

Comment cela affecte-t-il La Dérive Sonore ? Où est sa résonance ? Tout d’abord, le matériau lui-même, le bois flotté, est quelque chose que beaucoup de gens trouvent beau et intéressant. Chaque morceau est unique, les formes courbes des branches sont polies par la rivière, les couleurs sont délavées, ce qui donne une plus grande unité, et les formes détachées de leur arbre originel deviennent abstraites et intrigantes. Qui n’a jamais au cours d’une promenade ramassé et ramené chez lui un morceau de bois flotté ? Ou fait de même avec un galet ou une pierre arrondie par la mer et couverte d’un riche mélange de rayures et de couleurs? Des plaisirs simples partagés.

J’ai mentionné plus haut que j’avais décidé de laisser en place la plus grande partie du bois flotté qui se trouvait déjà près de mon site. « Pour l’enrichir naturellement », ai-je dit, mais j’aurais également pu dire pour rendre la résonance plus évidente. En voyant mes constructions suspendues aux arbres et ensuite les formes entremêlées des bois flottés dans l’eau, on en vient vite à se demander d’où vient chaque morceau de bois. Est-ce qu’il vient de loin ? De quelle sorte d’arbre ? Comment est-il entré dans l’eau ? Est-ce qu’il a flotté librement jusqu’à ce qu’il atteigne cet endroit ? Est-ce qu’il s’est enchevêtré avec d’autres ? Est-ce qu’il a été usé par les pierres au fond du fleuve ? Est-ce qu’il a gelé un hiver ? Des questions sans réponses bien sûr mais qui stimulent l’imagination.

Cette résonance de groupe est une chose dont je suis sûr. Il y a une résonance plus personnelle liée à une autre œuvre en bois flotté que j’ai faite en Gaspésie, Québec, en 2008. Là je n’ai employé que des morceaux de bois qui avaient été rongés aux deux bouts par les castors. Sur cette plage particulière on en trouvait facilement et par centaines, et ce qui m’a inspiré, c’est l’idée que les castors avaient sans le savoir participé à l’élaboration de la sculpture avec moi. J’avais ça en tête quand j’ai ramassé le bois pour La Dérive Sonore, et ça m’a fait très plaisir de trouver parmi eux trois ou quatre morceaux qui de toute évidence avaient été rongés par les castors. Mais c’était juste un fait secondaire, pas l’élément central comme ça l’avait été en Gaspésie. Le thème principal cette fois, c’est l’idée que c’est le fleuve lui-même qui participe à ma création. Chaque minuscule affluent, chaque goutte d’eau qui au fil des années a coulé là a contribué à la forme finale de l’œuvre. Vue sous cet angle, La Dérive Sonore devient un portrait abstrait du Rhône.

Mais si cette résonance particulière est purement personnelle, ça ne me dérange pas, parce que je sais aussi que d’autres apporteront à l’œuvre leurs propres résonances personnelles, dont je ne sais rien, et la transformeront par les différentes manières dont ils la perçoivent.



A ce processus organique, j’ajoute la géométrie, l’acoustique et l’ergonomie. Pour ma pièce principale, je finis par opter pour une forme qu’on pourrait décrire comme un double octaèdre, d’une échelle à peine supérieure à celle du corps humain. Basée sur la rigidité inhérente aux formes triangulaires, elle contraste avec les formes organiques du bois flotté. Dans les formes naturelles, la force provient rarement de triangles mais ils sont importants dans beaucoup de mes sculptures aussi bien pour des raisons structurelles qu’esthétiques. Ils mettent en évidence les éléments d’analyse et de rationalité humaines qui accompagnent toujours la nature, ou même en font partie. Ce qui motive mon choix du double octaèdre, c’est de produire une forme dans laquelle mon corps (ou le vôtre) puisse facilement pénétrer et qui permette la vibration des plus gros morceaux de bois flotté que j’ai ramassés et choisis pour la clarté de leur son. C’est pour ça que je parle d’ergonomie et d’acoustique.

Je repars à la dérive. Je pénètre dans les deux cercles de bois suspendus que soutient ma structure. Je les pousse de l’épaule et j’écoute les sons profonds qui résonnent tout près de mon oreille. Puis je pousse avec mon coude, ma hanche, mon genou – qui est proche du bas des morceaux les plus longs. Puis je ferme les yeux et – avec précautions, pour ne pas me faire mal – je pousse ma tête contre le bois. Quelque chose résonne dans mon ventre. Ou est-ce dans mes intestins ? Je ne sais pas, mais ces vibrations du bois semblent beaucoup plus profondes quand le contact avec mon corps est direct. Elles me touchent à un endroit inconnu. Ca, plus que n’importe quoi, c’est la résonance que je veux partager avec d’autres.

Mais comment ? Cette pensée donne le départ à ma réflexion sur la performance que je vais effectuer avec mon installation dans le cadre du festival Envie Rhônements à la fin du mois de juillet. Je décide que ça va faire une vraiment bonne fin pour ma performance. Je vais pénétrer dans la sculpture et la faire résonner avec toutes les parties de mon corps. Venir tout près d’elle physiquement, fermer les yeux et me perdre dans ses sonorités. Le public entendra les sons, qui ne seront pas aussi riches que ce que j’entends moi, mais ils verront que je vis une expérience sensuelle très forte et ils seront curieux. Après, certains d’entre eux feront eux-mêmes cette expérience en pénétrant comme moi dans la sculpture et ils ressentiront ainsi la résonance avec leur corps.


Pendant ce temps là, un des groupes scolaires a installé ses propres sculptures sonores dans une autre clairière pas loin de la mienne. Leurs œuvres sont très semblables aux miennes parce que nous travaillons avec les mêmes matériaux et les mêmes contraintes, mais ils ont aussi proposé des idées différentes. Ce qui me plaît le plus c’est qu’ils ont vraiment adopté l’idée de travailler avec le lieu et ils ont tous incorporé dans leurs structures des arbres et des buissons qui rendent l’installation dans son ensemble unique et spécifique au site. Cécile aide un groupe à attacher ses ficelles et à appuyer le morceau de bois contre un arbre. C’est la troisième séance avec ce groupe et j’ai même appris quelques uns de leurs prénoms… Une fois installé, chaque groupe explore les sons de sa sculpture en improvisation. Et puis nous nous retrouvons tous pour faire des jeux musicaux simples, debout en cercle avec à la main des morceaux de bois flotté.

Puis ça dérive encore. Je trouve un grand morceau de bois flotté dont la courbe se pose confortablement au creux de mon épaule. J’y attache dix morceaux plus petits avec des ficelles juste assez longues pour que le bois touche le sol. J’ai la bonne surprise de découvrir que je peux marcher avec lui sur l’épaule sans le tenir. Mais son poids et son ballant amènent à une marche lente avec un rythme particulier presque comme un galop tronqué. Puis je m’aperçois qu’en me penchant légèrement en avant et en baissant la tête je peux pivoter mon corps de telle manière que l’ensemble passe sur mon autre épaule. La structure s’en trouve inversée, de sorte que les baguettes qui étaient derrière moi se trouvent maintenant devant. Encore un élément qui peut être développé pour ma performance. Je lui donne le titre provisoire de Soft Shoulder, Epaule Douce, et petit à petit je découvre d’autres manières d’en jouer, comme par exemple plier les genoux, ce qui fait taper le bois par terre ou lui fait racler les pierres plates.




Quand elle arrive, la performance m’apparaît comme un prolongement heureux du projet, pas vraiment son point culminant mais la concentration d’un grand nombre des éléments qui en font partie. J’ai le souvenir très fort d’une conversation avec deux femmes du coin qui me regardent répéter la veille et entendent des échos de jazz dans certains des sons que je produis. Elles disent qu’elles vont venir voir la performance mais je ne crois pas qu’elles le font. Pour elles le moment fort de résonance est déjà arrivé et ça me fait plaisir. Environ cinquante personnes viennent effectivement. La clairière est petite est je suis proche des spectateurs. Ma préparation a été intensive et il m’est facile de rentrer dans ma matière – mon bois flotté sous ses formes différentes ainsi que d’autres matériaux que j’ai ajoutés pour produire une performance plus riche et plus musicale. Je profite de l’attention concentrée du public et j’entre dans un état proche de la transe. Je ressens une certaine satisfaction lorsque la performance touche à sa fin et que je me trouve, ainsi que je l’avais imaginé deux mois plus tôt, dans les cercles de bois suspendus de mon double octaèdre. L’accueil est chaleureux mais réservé. J’émerge de la bulle de ma performance et me demande si, en fait, je n’ai pas trop joué avec ma résonance personnelle, communiant avec ma matière mais pas assez avec les spectateurs. Je me demande s’ils ont compris que je dérivais, j’ai la légère sensation de ne pas avoir tout à fait réalisé mon potentiel… Non, pas mon potentiel, notre potentiel. Quelque chose dans la relation n’a pas vraiment fonctionné. L’énigme de la dérive continue. Malgré tout, je suis content de voir que quelques personnes pénètrent réellement dans la sculpture comme je l’avais espéré.



photo : pierre prétot

Le jour suivant, le festival continue et j’ai l’occasion de projeter Des Flamants et des Grues, dans un autre site, le Marais de Viguerat. Encore des résonances, parce que le site est très semblable à celui où j’ai filmé, avec des marais, des lacs et des prairies ouvertes. Je fabrique un écran de fortune et le suspends dans un bouquet d’arbres à un des morceaux de bois flotté qui me reste. Du crépuscule jusqu’à une heure tardive, mon film tourne en boucle et, selon le cours de leurs envies, les gens passent juste un moment ou s’attardent le temps d’un cycle complet. Est-ce qu’ils dérivent ? Est-ce que la résonance leur apparaît ? Ce n’est pas à moi de le dire, mais le projet n’est pas terminé. Là bas au Bois François mon installation La Dérive Sonore reste en place et il me tarde de la voir retourner progressivement à la nature à mesure que le bois se décompose et que la corde qui le tient assemblé pourrit, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus le distinguer des bois autour de lui, de la terre sous lui et de l’eau du Rhône à côté de lui. D’autres traces demeurent, comme le film et ce récit en mots et en photos. Je considère tout ça comme faisant partie de l’œuvre elle-même, un ensemble de différents médias et un réseau de relations en évolution qui, je l’espère, enrichissent la vie, comme l’art se doit de le faire. J’aimerais pouvoir en imaginer les traces dans la vie des autres, qu’elles soient minuscules, banales ou profondes, mais ça me dépasse. Je vais peut-être quand même trouver des indices qui se présenteront dans les mois à venir… On verra.


Will Menter, septembre 2015

Traduction : Madie Boucon

film : flamants et grues

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