bois contre bois Assis dans un parc à Paris, France, je regarde le public interagir avec les sculptures sonores que j’ai installées. Et je me demande si tout ce travail en valait la peine. Je me demande aussi si j’ai fait le bon choix des pièces que j’ai apportées. Cette manifestation, « L’art du jardin », est un salon payant destiné principalement aux gens qui achètent des objets vaguement artistiques pour leur jardin, ce qui évidemment ne veut pas dire de l’art. Mes pièces sont faites pour offrir au public une expérience artistique, visuelle et auditive, plutôt que pour les faire acheter. Le contexte a son importance. Dans un environnement relativement commercial comme celui-ci les gens ont souvent du mal à se poser et à simplement absorber. Ils vont plus probablement jeter un bref regard et faire un rapide calcul du prix (même si aucun n’est affiché) ou du risque d’une éventuelle escroquerie esthétique. Ou bien ils vont essayer de déterminer si je cherche à vendre quelque chose. Cette partie du parc est boisée et c’est un endroit agréable, à l’écart du point le plus fréquenté. Une de mes pièces, Kissing Cousins (Les cousines s’embrassent), est un mobile suspendu à trois mètres de haut et constitué de neuf plaques d’ardoise mises en mouvement par un petit moteur électrique. A l’origine, je l’ai fait en vue de l’installer dans la nef d’une église romane où il était entouré de colonnes de pierre de teinte un peu jaune et d’une riche résonance. Ici dans le parc ce sont les feuillages verts qui dominent, absorbant les sons de l’ardoise plus qu’ils ne les renvoient. Le contraste entre les deux sites est énorme et je commence à me demander sérieusement si la sculpture survit esthétiquement à cette transplantation de même qu’à la manière dont les mouvements provoqués par le moteur interagissent avec ceux que provoque la brise qui souffle légèrement. Ses mouvements sont petits et lents mais si on s’y arrête ne serait-ce que quelques secondes, ce qu’il fait est évident et on entend facilement les sons qu’il produit : raclements, chocs, sons métalliques... Un groupe de quatre ou cinq personnes d’environ la trentaine passe devant moi à grands pas tout en bavardant. Je pense qu’ils ne vont pas accorder le moindre intérêt à mes sculptures, je doute même qu’ils les aient seulement remarquées mais quand ils passent sous Kissing Cousins, celui qui est le plus à gauche lève son parapluie roulé en l’air et en donne un coup violent à l’une des ardoises. Apparemment, soit elle ne bouge pas assez pour lui soit elle ne fait pas assez de bruit... ou c’est peut-être juste lui, il a peut-être un besoin particulier de cogner sur quelque chose. Il n’est pas agressif, il s’amuse c’est tout. En tous cas il ne s’arrête pas pour regarder ou écouter le résultat de son coup de parapluie mais poursuit son chemin, toujours entouré de son groupe papotant. J’ai presque fini de mettre en place une exposition de cinq sculptures sonores à l’école de musique de Chalon-sur-Saône. Je m’aperçois que je n’ai pas vérifié que les neuf goutte-à-goutte sont tous en état de marche sur ma pièce Rain Songs (Chants de pluie) que j’ai installée dans une pièce séparée parce qu’elle exige un environnement silencieux pour être entendue correctement. J’ai la surprise de voir qu’il y a déjà un groupe d’enfants agenouillés par terre tout près d’elle en train de jouer sur une série de pierres que leur instituteur à apportées. Par deux, ils tapent sur les pierres avec de petits bâtons. Leur instituteur les encourage à écouter le bruit des gouttes sur l’ardoise de la sculpture et à produire leurs propres sons en relation avec lui. J’observe en silence, émerveillé par leur concentration et tout à fait certain que le moment est mal choisi pour grimper sur un escabeau et trouver quel goutte-à-goutte ne fonctionne pas. Qu’est-ce qui constitue
une expérience musicale ? Il nous faut peut-être considérer
la manière dont le son est reçu de plus près que
celle dont il est produit. (Sans oublier que le terme musique lui-même
est un abrégé pour un grand nombre d’activités
humaines que nous trouvons pratique de regrouper...). On peut mesurer
un son mais on ne peut pas mesurer l’expérience qu’une personne
donnée a de ce son. Chaque personne l’entendra différemment.
Physiquement, leur sens de l’audition travaillera différemment,
allant de la surdité totale à une sensibilité aiguë
au détail et à la nuance. Ca, c’est un point de départ.
Leur audition sera également influencée par leurs autres
sens. Mais surtout, ce qu’ils entendent et comment ils l’entendent dépendra
de la vie qu’ils ont eue, de quelles autres expériences ils ont
connues jusqu’à maintenant. Chaque son entendu entrera en relation
avec le souvenir d’autres sons entendus, le souvenir de rêves,
le souvenir d’expériences vécues à travers des
films, des livres, des disques, internet... et avec le fantasme et l’imagination,
avec des idées sur l’avenir ou des souhaits sur ce que le monde
devrait être mais n’est pas... Dans un lieu précis à
un moment précis il existe des probabilités sur la manière
dont un son sera perçu mais nous ne pouvons jamais nous glisser
dans la tête de quelqu’un d’autre pour entendre exactement ce
qu’il entend et de quelle manière, ou à l’intérieur
de son corps pour savoir quelles sensations physiques un son provoque
en lui. La musique, si elle atteint son but, permet à un individu
de construire sa propre réalité et le stimule dans ce
sens. Elle n’impose pas une réalité, elle donne des possibilités.
De là elle permet le développement, le questionnement
et l’évolution, la subtilité et la confirmation. . Depuis bien des années maintenant, je dis de ma sculpture qu’elle est autant en lien avec la tradition musicale qu’avec la tradition sculpturale mais, parce que je viens plutôt de la musique, si je devais choisir laquelle est la plus importante je dirais la musique. Maintenant je n’en suis plus aussi sûr. Il m’est arrivé de constater que l’habitude que j’ai en tant que musicien d’être actif, de travailler dur et de finalement maîtriser un instrument – en le traitant comme un outil pour effectuer le son que j’ai imaginé – peut exercer une contrainte sur le son qui en résulte. Je m’aperçois de plus en plus que les sculptures que j’ai faites ont un fort caractère en elles-mêmes et qu’elles réagissent mieux à l’exploration sensible qu’à la colonisation et à l’exploitation. Prendre ses distances, ne pas les bousculer, leur donner de l’espace et du temps. Cette idée n’est bien sûr pas neuve dans le monde de la musique contemporaine occidentale, le principe en a été solidement établi par John Cage et d’autres ainsi que par certaines approches de l’improvisation (pas toutes) dans la seconde moitié du siècle précédent, mais il semble que moi il me faille une vie entière pour l’apprendre et l’intégrer et le réapprendre et en tirer ma propre interprétation. Une des raisons pour lesquelles j’aime que certains danseurs travaillent avec mes sculptures est qu’ils ne cherchent pas à en faire des instruments de musique ou à jouer de la musique avec. Ils ont une relation physique avec elles à travers leur corps et cela peut impliquer qu’ils produisent du son mais le but n’est pas la musique. Si on recherche la musique, cela suppose qu’on sait ce qu’est la musique... Il est clair que moi je ne sais pas ce qu’est la musique, en fait je n’ai jamais su ce qu’était la musique... mais ça m’a toujours stimulé de me poser cette question. Dans ma classification personnelle il y a une grande différence entre un instrument de musique et une sculpture musicale. C’est simplement qu’un instrument exige qu’un musicien en joue, pas une sculpture. Il se peut qu’une sculpture musicale ait besoin d’être activée par une main humaine et elle peut réagir à une manipulation savante mais elle n’exigera jamais les subtiles compétences rythmiques et mélodiques d’un musicien. Il y a bien sûr des objets qui tombent entre les deux catégories ou peuvent fonctionner dans les deux. Mais la distinction est importante parce qu’elle représente une manière d’être différente. Dans un platane dans la cour d’un musée à Mainz, le danseur Erick Jimenez se glisse le long d’une branche tout près de mes plaques d’ardoise en lente rotation. Ses mouvements sont aussi lents que ceux d’un aï paresseux. Son torse nu frotte contre l’écorce de l’arbre, perçoit sa forme à travers sa peau. La sculpture, Protecting Leaves (feuilles protectrices), entremêlée à l’arbre, épouse sa forme sans le toucher. La sculpture et le danseur sont reliés à travers l’arbre. Dans la grange près de ma maison la danseuse Lisiane Michel et moi marchons autour d’un carré formé de dix huit ardoises posées à plat sur le sol. A trente centimètres au-dessus d’elles, suspendue par un câble à l’arête du toit, il y a un bloc d’ardoise qui pèse environ vingt kilos. J’arrête de marcher et propulse le bloc en direction de Lisiane. Elle le prend et le renvoie doucement vers moi. Le bloc tire le long des ardoises un petit bout de caoutchouc qui, de raclement en rebond, produit des mélodies circulaires irrégulières. Nous lançons le bloc en rond, tantôt l’attrapant dans nos bras, tantôt esquivant sa trajectoire. La Gravité. Donc, est-il utile de décrire ce que je fais comme étant de la musique ? Au bout du compte, ce que je questionne c’est la manière dont un individu entre en relation avec le monde, comment il ou elle explore le monde, comment ils créent leur propre monde et de quelle manière ils s’affirment dans le monde, et pour finir comment ils changent le monde (aussi modestement que ce soit). Vu sous cet angle, il ne semble pas vraiment justeappeler cela musique ou sculpture ou danse ou quoi que ce soit. Plus encore, lui donner un nom pourrait dissimuler ce que c’est en réalité. Cet été, après un concert donné avec le trio Slate dans un festival de jazz à Coutances, quelqu’un est venu vers nous et nous a dit que « dans ce concert il y avait la vie tout entière ». Ca m’a touché parce que c’était un compliment sincère mais aussi parce que je pense que c’est plus proche de ce que j’essaie de faire que le sont les catégories d’art et de musique. La vie tout entière, cependant, est une exagération. C’est juste la vie, mais la vie d’un certain point de vue. J’essaie d’encourager
les gens à regarder et à écouter d’une certaine
manière. Pendant de nombreuses années, principalement
entre 1984 et 1998, j’ai donné dans des écoles anglaises
des ateliers où les enfants fabriquaient leurs propres instruments
et faisaient de la musique avec. C’était passionnant et souvent
anarchique. La plupart des enfants aimaient fabriquer des objets mais
ils étaient parfois frustrés de ne pas pouvoir réaliser
quelque chose d’aussi raffiné que les instruments qu’ils connaissaient.
La difficulté de mon rôle dans ces moments là était
de leur faire apprécier la valeur de ce qu’ils avaient fait.
De leur faire utiliser l’instrument, même s’il n’était
pas parfait, et produire des sons avec. Je proposais des structures
permettant de composer de la musique en groupe, des séquences
simples déterminant qui joue quand, ou présentant les
improvisations comme des conversations, ou indiquant de jouer vite ou
lentement, fort ou doucement. Il était souvent très difficile
d’amener le groupe entier à se concentrer ensemble et à
former réellement un groupe. En cela l’outil de l’enregistrement
s’est montré utile. D’abord, c’était facile pour les enfants
de comprendre que l’enregistrement était un événement
et exigeait une concentration de groupe. Ensuite quand je le leur repassais,
les groupes étaient souvent surpris par la qualité de
leur musique. Ce qui leur était apparu comme informe et difficile
quand ils le faisaient s’avérait digne d’être écouté
et pourvu d’un caractère propre. Alors même si certains
des instruments qu’ils avaient fabriqués tombaient en morceaux
à l’instant où la bande s’arrêtait de tourner, il
y avait une trace de ce qu’ils avaient fait et dans une certaine mesure
(faible ou pas si faible ?) leurs manières d’écouter avaient
été remises en question et développées.
Mais en fin de compte l’intérêt de tout cela n’est pas seulement la participation, mais le fait d’écouter et de percevoir.
Edité en anglais sous le titre "Sound Sculptures" dans Unknown Public no.17, 2006 Traduction : Madie Boucon, 2008
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