INHABITATION : UNE OEUVRE À LA CROISÉE DES RECHERCHES FONDATRICES DE L'ARTISTE

ANNE YANOVER



Je mène depuis longtemps une recherche autour des sons de différentes matières naturelles pour améliorer mes compositions et mon activité d'improvisateur. Ce voyage, toujours fascinant, m'a amené vers un lieu qui existe au-delà des disciplines connues que sont la musique contemporaine et les arts plastiques, et invite le public à faire fusionner son appréciation de la nature avec celle de la culture. 

Will Menter, Petite déclaration, 2017

Inhabitation est un orchestre de quatre vastes pendules composés de matériaux naturels, dont l'artiste joue au cours d'une performance qui s’inscrit dans la durée.

Cette œuvre de Will Menter, dont nombre d'éléments constitutifs sont en germe dans ses créations antérieures, puise sa source dans l'exploration méticuleuse, voire obsessionnelle, que l'artiste fait de la nature des sons et des matériaux depuis de longues années.

Menter incite la matière à s'exprimer. Toute son œuvre est parcourue d' « orchestres de matières». Dès les années 1980, il met en œuvre des tubes de plastique (Overflow, 1984) ou des lamelles de métal, à la manière des mbiras zimbabwéens (Strong Winds,1994). Très vite, les matériaux empruntés à la nature prennent une place prépondérante dans ses œuvres : ardoise (Slate Voices, 1990) et autres pierres (Tectonic, 2006), bois (Wood Rings, 2006), terre (Earth Chords, 2005), gouttes d’eau (Rain Songs, 2000), vent (Flûtes Éoliennes, 2010).

Chocs, frottements ou caresses, la mise en contact des matériaux entre eux produit une vibration qui interpelle l'ouïe. Si certaines œuvres sont minutieusement accordées ou voient leurs intervalles sonores précisément réglés, l'artiste instrumentalise chaque fois plus le hasard et invite ses œuvres à prendre une forme d'indépendance. Il cherche ainsi à « regarder comment on regarde, écouter comment on entend, percevoir la richesse du monde. »

La combinaison des sons complexifie les rythmes, se joue des tessitures, fait composition sonore. Ici, ce ne sont pas moins de quatre sculptures dont les sons sont combinés à la faveur des gestes de l'artiste. « C’est l’idée d’un orchestre. La richesse de sons rendue possible par quatre différentes matières et quatre différentes actions est tout à fait nécessaire dans ce contexte de performance de très longue durée », déclare Will Menter.

Le motif du pendule, qui, tel un métronome, marque le passage du temps en associant mouvement visuel et son rythmé, est déjà présent dans nombre de ses installations antérieures. En 2008, au Canada, ce sont des bois flottés, sculptés par des castors de Gaspésie, qui le constituent. Cinq ans plus tard, Menter investit une ancienne aciérie en Angleterre, ce sont alors des cylindres d'acier issus de la découpe de bouteilles de gaz qui sont heurtés par les pendules. L'alliage métallique intègre alors son vocabulaire plastique, on le retrouve dans plusieurs créations, jusqu'à Inhabitation. Plus récemment, ce sont des pierres collectées dans la Durance qui donnent forme et son à River Shaped, présentée à Bibracte en 2017.

Le pendule incarne, pour Menter, « l’équilibre entre régulier, prévu et aléatoire – quelque chose qu[’il] cherche dans [ses] constructions depuis très longtemps. L’objet pendule révèle la force inéluctable de la gravité. » Écarté de sa position d'équilibre, puis relâché, le poids se meut et entre en contact, et donc en résonance, avec le matériau disposé au sol. Souhaitant encourager le hasard, Menter a mis au point un système composé d'un grand poids auquel un poids de taille plus modeste est fixé. Ainsi, explique-t-il, « chaque fois que le petit poids tape sur un objet, cela induit un mouvement très erratique, on ne sait jamais s'il va taper un autre objet ou passer à côté. Cela souligne la même force inéluctable de manière bien plus complexe et impossible à prévoir ou calculer. En ce sens, mes pendules se distinguent nettement de celui de Foucault dont le mouvement présente une grande régularité. »

D'un grand geste l'artiste donne son premier élan au pendule. Le mouvement qui s'ensuit, d'une durée variable de plusieurs minutes, acquiert une vie propre. « C’est très différent d’un instrument de musique traditionnel où chaque son est produit par un geste particulier et très affiné. Après avoir lancé le grand poids, je m’éloigne de l’objet et je constate les effets, presque comme un spectateur. » Menter peut animer successivement plusieurs pendules, improvisant sur les rythmes et les sons définis par les matériaux de chacun, en d'infinies variations.

Constitutive de son travail, la dimension performative est présente dès l'origine, les instruments du musicien de jazz que fut d'abord Will Menter nécessitant l'activation humaine. Elle n'a jamais disparu de sa démarche. Certaines œuvres sont activées par l'artiste – parfois à l'occasion de performances solo autour d'une sélection de sculptures sonores, intitulées Life Forms – ou par le spectateur. D'autres s'animent grâce à des éléments mécaniques (moteur) ou naturels (vent). La performance intervient alors en complément et enrichit le regard : l'artiste, ou les partenaires, danseurs, musiciens, plasticiens qu'il invite, confèrent à l'œuvre une nouvelle dimension. Au fil du temps, la place des objets dans ces projets est devenue prépondérante, « ils ont créé leur propre univers ». Pour Inhabitation, Menter revient à une forme plus épurée : « moi, la matière et le public ». « Épurée, mais pas ascétique », précise-t-il dans un rire.

L'expérience se déploie dans le temps. Will Menter demeure, pendant plusieurs jours, dans l'installation qu'il a conçue. « J’ai toujours voulu passer au-delà des formats traditionnels de concerts et expositions et créer le contexte qui corresponde le mieux à mes recherches sonores. [...] Je veux découvrir ce que cela fait si j’habite dans cet univers que je crée. Dans mon esprit, j’ai déjà fusionné avec l’installation mais la réalité physique pourrait être une surprise. Comment cela changera-t-il mon écoute ? Comment mes mouvements évolueront-ils ? Mon rapport avec le public s'intensifiera-il ? Comment co-voyagerai-je avec le public ? Cette dimension est vraiment nouvelle pour moi, elle dépasse mes autres projets et m'est inconnue jusqu’au moment où je l’expérimente », s’enthousiasme-t-il.

Inhabitation est à la croisée des recherches fondatrices de l'artiste. Mais jamais ces partis-pris n'avaient été poussés si loin. Chez Menter, jamais pendule n'avait atteint ces dimensions (5 m de haut ; 3,5 m de large). Jamais performance ne s'était déployée sur une si longue période. Cette évolution n'est pas seulement formelle. Elle impacte la nature même de l'œuvre. De sculpture, l'objet devient structure habitable. Et la performance se fait habitation de cet espace. Inhabitation.

Dès lors, le public n'est plus invité à regarder un objet ou à assister à une performance ou un concert pensé comme un spectacle. Il acquiert le statut de témoin d'une matière visuelle, sonore, humaine qui a sa vie propre. Plus de début ni de fin. Nul scénario préconçu. Une action entraîne l'autre, un son le suivant, ou le silence. Le mouvement cesse et reprend, s'intensifie puis se calme, de répétitions en ruptures. L'artiste vit et crée, et le public accède à l'œuvre en train de se faire. La matière essentielle de cette œuvre – la vie, ses mouvements, ses rythmes, et ses sons – n'est pas pérenne. Quand l'artiste quitte la salle, il reste la sculpture. Et le souvenir inscrit dans la mémoire du spectateur. Libre de rester quelques instants ou de cohabiter avec l'artiste plus longuement, il aura assisté à un événement unique qui ne saurait se répéter sous la même forme.

L'exploration, habituellement réalisée dans le secret de l'atelier, est une étape essentielle du processus de création. Le public n'en voit généralement que le résultat. Cette fois, c'est le processus même que Menter souhaite donner en partage, afin de « laisser le public constater [s]a relation avec la matière. » La création n'est pas ici projetée vers le public mais partagée avec lui. Car cette exploration intense et persistante de la matière élémentaire du monde laisse filtrer l'univers intime de l'artiste. Ce dernier, perçu à l'aune du prisme du regard de chacun, fera la singularité et la richesse des expériences. Car le regard et l'écoute du public font intrinsèquement partie de l'œuvre créée. « Ils apporteront à l'œuvre leurs propres résonances personnelles, dont je ne sais rien, et la transformeront par les différentes manières dont ils la perçoivent ». Ainsi, loin de la figure de l'artiste démiurge et orgueilleux, c'est une complicité avec le public que Menter cherche à susciter.

Will Menter, explorateur de sons et de formes, crée les conditions d'une authentique expérience partagée, où sa recherche n'est bornée que par les limites de temps, d'espace et de matériaux préalablement établies. Nul ne sait où cela le mènera. Le spectateur participe du voyage, il observe les explorations de l'artiste et entre ainsi dans l'intimité de la création qui se déploie sans compromis.

 

Anne Yanover, Historienne de l’art
Directrice du Musée d'art et d'histoire Paul Eluard, Saint-Denis

 

Inhabitation : four movements (film)

 

 





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